L’île de la Française (M. Arditi)
UNE CHRONIQUE POUR PENELOPE – 26 décembre 1801 : le Parthénon est mutilé par Lord Elgin. Frises, frontons et métopes sont arrachés. Les pierres blessées pleurent leur ancienne splendeur. Un scandale artistique qui vient clore des séries de déprédations endémiques.
Années 1950 : les moniales de l’Ile de Saint-Spyridon s’auto-mutilent, brûlent leurs mains au feu d’une foi erratique, blessent leurs pieds et avancent la douleur chevillée à l’âme et au corps. Un scandale religieux et théologique.
Qu’il soit minéral ou charnel, le stigmate est celui d’une Grèce désenchantée et dont les Dieux se sont retirés. Passage des Ottomans, attaque des Vénitiens, guerres mondiales et civile, la Grèce a faim d’une reconnaissance qu’on lui dénie et n’existe plus que par et pour ses blessures.
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Une tragédie au soleil
L’île de la Française est une lettre d’amour à la Grèce et une interrogation sur l’amour ainsi que ses formes dévoyées. Comme toujours chez Metin Arditi, la tendresse passe par le regard, par ce moment suspendu où un être accepte de s’oublier pour regarder l’autre dans toute sa misère et sa splendeur. Odile parce qu’elle est française embrasse différemment cette terre tant aimée par son mari défunt. Photographe, elle magnifie les blessures du Parthénon et voit la beauté et la grandeur au-delà des déprédations.
Mais la Grèce est la terre de la Tragédie. Pour lui appartenir, il faut consentir au sacrifice. Comme Elliot dans L’Enfant qui mesurait le monde -dont L’île de la Française est le parfait contrepoint tragique (voir l’encadré “Jeu de reflets” en bas de page)- Odile apprend la disparition de sa fille Pénélope. Nouvelle Iphigénie immolée sur l’autel de l’hybris parental, Pénélope semble avoir été engloutie par les profondeurs de l’Hadès.
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Jeu de miroir grec
Le voyage d’Odile vers sa Troie personnelle peut commencer. Son Hélène prendra les traits de Clio jeune grecque qu’elle préférait à sa fille et qui, sans ressource, est entrée au monastère de Saint-Spyridon. Au lieu de chercher désespérément Pénélope, Odile va demander à l’île, de libérer Clio des limbes monastiques, de lui fournir une fille de substitution.
En photographiant Clio, en lui révélant son corps dans toute sa nudité, elle rend symboliquement vie à une jeune femme qui est aussi… son double plus jeune, plus gracieux et dont le talent de photographe va s’exprimer entre les murs mêmes du monastère de Saint-Spyridon. Artiste jusqu’au bout des doigts et du déclencheur, Odile est un mélange subtil de dévouement total à son art et d’égoïsme narcissique.
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« Leurs démarches (à Pénélope et Clio) sont parallèles. Dans la photographie et la vie monastique, il y a l’idée de se retirer de soi, de s’oublier, d’écouter, de faire l’acte d’humilité le plus extrême pour révéler l’autre. C’est l’inverse de ce qui se passe dans la vie quotidienne, où l’on ne prend plus le temps de regarder ou d’écouter. »
— Metin ARDITI – TdG Culture – Interview de Caroline Rieder du 05 /03/2024
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Montrez ce corps que je veux voir
Reste que l’art peut sauver. Comme dans L’Homme qui peignait des icônes, Clio va libérer l’higoumène et les moniales par la grâce de clichés dénudés. Corps et âme se réconcilient et fusionnent et ouvrent la porte à une interrogation essentielle sur la place du bonheur et du plaisir au sein de la religion. Une question… loin d’être résolue. Encombré de son poids érotique, le corps de la femme est encore aujourd’hui nié, dégradé et vilipendé.
Le message de L’île de la Française tout d’amour et d’écoute serait par trop manichéen si un corps n’était désespérément absent du récit. Dans ce roman où Rolleiflex et Alpa sont dégainés plus vite que les sentiments ressentis, aucune photo de Pénélope nue n’est décrite avec tendresse et bienveillance.
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L’image de Pénélope demeure opaque, sans cesse occultée par les agrandissements du passé et de son père André ou les photos du présent toutes dédiées à Clio. Pénélope demeure cette jeune fille « pataude, boulotte », cette jeune fille en trop qu’Odile ne veut pas voir parce qu’elle lui ressemble trop… Une impression renforcée par le fait que l’intrigue policière se trouve occultée par les autres thématiques du récit.
Qui a finalement fait disparaître Pénélope ? Ses agresseurs ou l’indifférence de sa propre mère ? Le rythme resserré du roman est celui-là même de la tragédie. Odile gifle sa fille le 1er septembre 1950. Trois ans plus tard, le 1er septembre 1953, Pénélope disparaît. Tout se passe comme si, invisible pour sa famille, la jeune fille avait sciemment marché vers son destin et intériorisé la violence du regard maternel.
Lord Elgin maintenait qu’il avait pillé les fresques du Parthénon pour les mettre en sécurité -ce qui ne l’a pas empêché de les vendre à l’Etat Anglais. Odile part au début du roman en quête de sa fille disparue ce qui ne l’empêche pas de la troquer pour une image plus flatteuse d’elle-même…. Ulysse-Odile n’a jamais eu l’intention de rentrer à Ithaque. Pénélope peut toujours attendre…
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SERVICE PRESSE
Recevoir un livre, c’est toujours merveilleux mais lorsque l’on est malade et blottie tout au fond de son lit, les mots viennent enchanter la monotonie de vos journées. On lit, on dort, on rêve ! Merci à Alba Platform Agency, aux éditions Grasset et à Metin Arditi. J’avais besoin de soleil, de bains de mer et de toute la beauté de la Grèce !
L’île de la Française – Metin Arditi – Première édition : Grasset (6 mars 2024) – 234 pages
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En citations et en images
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Je me mutile donc je suis…
“Des douleurs bon marché, qui leur donnent l’illusion d’exister. Je souffre, donc je suis proche du Christ… Elles croient qu’avoir la foi, c’est ça. Une fois l’effet passé, elles n’ont d’autre choix que de se mutiler à nouveau, de la même façon qu’un ivrogne doit boire sans cesse davantage pour atteindre la même ivresse, sachant qu’il sera de plus en plus triste.” (p 59)
Se réincarner
“Les photos prises par notre soeur Clio, pleines de la douceur qu’elle a su mettre dans son regard, nous ont ramenées à la vie. Nous avions oublié que nous avions un corps, elle nous l’a rendu.” (p 192)
Le sacré
“Tu n’existes ni par tes sous-vêtements, ni par ta robe, ni par ton voile. Tu existes par ton âme et ton corps, où elle habite. Aime-le, de toutes tes forces. Si tu cherches une preuve tangible du sacré sur Terre, c’est ton corps qui te la donnera.” (p 136)
Amour es-tu là ?
“Sans doute pensaient-elles qu’aimer à la folie était une preuve de fidélité, lorsque ce n’était que de la complaisance.” (p 187)
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JEU DE REFLETS
Elles ont émergé des mots, des phrases, de l’écume blanche des pages… Introuvables sur les cartes de la Grèce, les îles de Kalamaki et de Saint-Spyridon sont jumelles et appartiennent à la géographie intime et littéraire de Metin Arditi. Fictives et ensoleillées, les deux îles semblent communiquer dans un complexe jeu d’échos. Lumineuse, Kalamaki est le berceau du très beau roman L’enfant qui mesurait le monde. En face se dresse son reflet sombre, Saint-Spyridon car, dans LÎle de la Française, l’espace clos devient le lieu de toutes les tragédies.
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Le café Stamboulidis existe dans ces deux romans “jumeaux” ! Un clin d’oeil qui vous invite à prendre le chemin de Kalamaki après avoir refermé L’ïle de la Française ! En terrasse, vous dégusterez des confitures, un excellent café et vous croiserez peut-être Kosmas, un pope plus sympathique que le Cosmas de Saint-Spyridon !
L’enfant qui mesurait le monde – Metin Artiti – Première édition : Grasset (24 août 2016) – Mon édition : Points (1er juin 2017) – 264 pages
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Promenade en enfer
Si les deux romans sont construits sur la même trame, leur tonalité est diamétralement opposée. Pourtant tous deux s’ouvrent sur une disparition. A New York, Eliot apprend brutalement la mort de sa fille, Eurydice. A Paris, un télégramme plonge Odile dans l’incertitude : personne ne sait où se trouve sa fille Pénélope. Chez Metin Arditi, il ne fait pas bon être une toute jeune femme, en Grèce…. Hadès et son char ne sont pas loin et attendent en embuscade…
Miroirs inversés
Alors que le travail de deuil d’Eliot le rapproche tout à la fois de sa fille disparue et de Yannis, enfant autiste et attachant, celui d’Odile l’éloigne un peu plus de Pénélope et c’est avec un certain malaise qu’on la voit prendre sous son aile la jeune Clio. Tout va trop vite…
Le bien appelant le bien et le mal le mal, les liens qui unissent Eliot à Yannis seront à l’origine du renouveau de Kalamaki et feront ressortir la part lumineuse de l’île et de ses habitants tandis que l’histoire qui se joue entre Odile, Clio et Pénélope sera à l’origine d’une tragédie. L’île va laisser libre cours à ses pulsions archaïques… Les dieux ont déserté le dernier roman de Metin Arditi pour laisser place à des tragédies si (trop ?) humaines…