La Cité aux murs incertains (Murakami)

Est-ce que je suis de retour ? Pas si sûr… Il est des livres qui possèdent un début et une fin. On pousse la porte du premier chapitre et l’on ressort par le dernier.

Dans « La Cité aux murs incertains » rien n’est aussi simple. Si les horloges et les montres n’ont plus d’aiguilles, les boussoles en sont -semble-t-il- également dépourvues. Temps et géographie ont définitivement perdu le nord. Les murs ont la bougeotte tandis que le monde réel et le monde imaginaire se télescopent. Le narrateur en perd son ombre et le lecteur (pour son plus grand plaisir)… aussi 🙂

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Bref, décrochez vos ceintures et lisez-tombez-lévitez au jugé, ou plutôt, en consultant régulièrement la carte de votre coeur. Une bonne dose d’inconscient (et d’inconscience ?) est également recommandée.

En surface, cette prose limpide vous raconte une histoire éternelle : elle a 16 ans, il en a 17. Ils sont foudroyés par l’amour mais la jeune fille disparaît subitement. Tourments. Vide. Fin de l’histoire ou plutôt… début d’un récit vertigineux où tout est jeu d’échos et de miroirs, où les 3 parties du roman, les personnages et les motifs se répondent à l’infini.

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Tout advient dans ce roman incroyable, dans cette cathédrale de mots régie par des règles spatio-temporelles impossibles.

Si Murakami rend hommage dans sa « Cité » au réalisme magique, son art est bien plus personnel et il serait plus juste de parler de réalisme quantique.

Dans la « Cité », il est possible de se dédoubler et de vivre dans deux lieux différents. On peut être mort et pourtant étrangement vivant. On peut être un quarantenaire et un jeune autiste… ou ne pas l’être également.

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Le roman est construit sur le principe des poupées gigognes mais des poupées cadenassées, impossible à ouvrir car ouvrir serait séparer alors que tout coexiste sur le même plan chez Murakami.

Si le jeune autiste « Yellow Submarine » , le narrateur quarantenaire et M. Koyasu possèdent chacun une existence indépendante et représentent l’homme dans les 3 âges de sa vie, ils sont -sur le plan symbolique- une seule et même personne : 3 poupées enfermées les unes dans les autres, 3 espaces-temps indissolublement mêlés (voire 4 puisque M. Koyasu est mort…).

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Alors, proustien, ce roman ? Assurément. Un conseil : suivez le fleuve. Il traverse tout le livre : fleuve de l’amour, de l’écriture, de l’inconscient mais surtout du temps que l’on perd, qui s’échappe, qui s’arrête, qui disparaît et que…. l’on retrouve.

Dans l’une des plus belles scènes du roman, le narrateur, à l’instar de celui de La Recherche, renoue, au sein de la Cité, avec tous ceux qu’il a été et qu’il continuera éternellement à être.

Une intuition qui l’amène, un peu plus tard, à littéralement fusionner avec le jeune Yellow Submarine. Le liseur de rêves quarantenaire -métaphore de l’écrivain qui descend dans les profondeurs pour trouver et libérer ses romans sans vraiment les comprendre- atteint la complétude en renouant avec un « moi » perdu, plus jeune, solitaire et tout entier tourné vers la lecture.

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Grâce à Yellow Submarine qui représente l’homme-bibliothèque par excellence, le narrateur est enfin capable de comprendre le sens des vieux rêves/romans. Un Graal difficile à atteindre pour tout écrivain mais aussi pour tout homme simplement désireux de se comprendre et de se réconcilier avec lui-même. A moins que l’on ne voie en cette osmose celle qui lie l’écrivain à son lecteur…

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Une expérience que seule l’écriture peut retranscrire… Or tout est littérature dans la « Cité ». Si « des milliers de fils invisibles reli[ent] délicatement » le corps de la jeune fille au coeur du narrateur (p 11), tous les fils narratifs du roman sont reliés à la Cité.

Parce que la jeune fille a disparu, l’amour meurtri et irradié fonctionne comme un trou noir qui place le héros au croisement fluctuent de toutes les grandes interrogations existentielles : solitude, place que l’on occupe (ou pas) dans le monde, illusions perdues, mélancolie, mort, néant, amour, rôle de la littérature, besoin d’absolu, foi, passage du temps…

Paradoxalement, tout le roman repose sur ce deuil impossible, ce VIDE immense. Le narrateur qui avait rencontré la jeune fille au croisement des mots (tous deux sont les auteurs d’une dissertation qui a été primée) va, pour la retrouver, ériger sur la page blanche de l’absence la Cité imaginaire qu’elle lui a léguée.

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Calme, retirée, incertaine, organique et inquiétante, la Cité serait une simple projection de la psyché du narrateur, un lieu refuge ambigu. Avec cette clé de lecture en guise de boussole, la première partie du roman fait figure de balade de santé murakamienne ! Pénétrer dans les deux autres parties-enceintes est un rien plus complexe, la Cité changeant sans cesse de forme pour mieux se réinventer.

Au fond, les pages blanches sont sans doute les véritables murs de la Cité. Elle s’élèvent telles des défenses infranchissables qu’à l’instar du narrateur il faut traverser.

Car la Cité EXISTE réellement. Elle est totalement imaginaire et pourtant parfaitement tangible. Chacun peut la toucher, passer à travers ses murs incertains, lire et réchauffer les vieux rêves qu’elle contient.

Cette Cité dans laquelle il est si dur de pénétrer et dont il est encore plus dur de partir, vous la tenez peut-être déjà entre vos mains. Car cette Cité porte un nom que vous connaissez bien… cette Cité est… le LIVRE.

Bienvenue dans « La Cité aux murs incertains » !

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La Cité aux murs incertains – Haruki Murakami – Première édition française : Belfond (5 janvier 2025) – Traduction du japonais par Hélène Morita avec la collaboration de Tomoko Oono – 560 pages

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