Olessia (A. Kouprine)
Anecdote ou plutôt triste constatation…
L’histoire est (malheureusement) un éternel recommencement. Aujourd’hui, les Ukrainiens parcourent les routes de l’exil, arrachés à leur patrie par un pouvoir inique, menaçant et totalitaire. Une diaspora qui rappelle celle provoquée, à partir de 1917, par la révolution bolchévique. On estime, qu’au fil des ans, près de 70 000 à 80 000 Russes trouvèrent refuge en France.
Parmi ces exilés, figurent des écrivains de premier plan : Ivan Bounine, Nina Berberova, Vladimir Nabokov, Irène Némirovsky… La liste donne le tournis ! Obligé de quitter Petrograd en 1919, Alexandre Ivanovitch Kouprine (1870 – 1938) résidera pendant 17 ans en France avec, dans ses bagages, une nouvelle -Olessia, la jeune sorcière- publiée, en 1898, et dont l’action se passe… aux confins de l’Ukraine et de la Biélorussie.
On espère sincèrement que l’exil des Ukrainiens sera beaucoup moins long et que leur patrie leur sera rendue. Hommage à l’Ukraine et au courage de ses dirigeants. Quand la lutte est inégale elle est d’autant plus admirable.
Olessia ou l’amour en Polésie
La postérité est capricieuse, volage et infidèle ! La preuve : Voltaire, qui ne prenait pas ses contes très au sérieux, était persuadé que ses pièces de théâtre lui assureraient la célébrité éternelle. Que nenni ! Candide demeure à ce jour son œuvre la plus célèbre. On n’est décidément trahi que par ses propres personnages ! Que font « Œdipe », « Irène » ou « Alzire » ? Ils ont déserté les planches et les rayons des libraires. Pauvre Voltaire ! Kouprine (1870 – 1938) a été plus chanceux. Olessia, la jeune sorcière comptait parmi ses œuvres préférées. Elle est, aujourd’hui, considérée comme l’une des plus belles histoires d’amour de la littérature russe. Peut-être parce que cette nouvelle est aussi un joli conte et que, dans la grande famille des genres littéraires, le conte est… indémodable, viral et inoxydable. Epoque, pays, culture, il se joue de toutes les frontières. Son schéma narratif simple, la sagesse et les vérités dont il est empreint trouvent toujours de nouveaux lecteurs ou auditeurs.
.
A PROPOS DE L’HISTOIRE – Fonctionnaire -et accessoirement écrivain en devenir- Ivan Timoféiévich est parachuté en Polésie où il espère trouver l’inspiration en étudiant les mœurs locales. Après avoir, en vain, essayé de se lier avec les paysans et les notables de Pérébrod (dont les mœurs se sont avérées essentiellement taciturnes 😊), il se consacre à la chasse. Un lièvre, croisé par une radieuse matinée d’hiver, l’amène jusqu’à la belle et sauvage Olessia qui vit, avec sa grand-mère, dans une cabane sur pilotis, tout droit sortie d’un conte de fées russe. Sous le charme, le narrateur devient un habitué de la chaumière. Mais les deux femmes sont considérées comme des sorcières… Pour les paysans de Volhynie, Ivan Timoféiévich vient de franchir un interdit…
Lira ou lira pas ?
Ce livre est pour vous si :
- Vous êtes à la recherche d’une lecture simple, au déroulement évident. Alexandre Kouprine ne recherche pas l’originalité, l’effet de surprise. Les pages ne se dérobent pas lorsque vous les feuilletez. Elles vous amènent, avec une sorte d’assurance tranquille, vers un dénouement prévisible. La nouvelle n’a pas vraiment de chute ? Qu’à cela ne tienne. Elle possède tout le charme de la simplicité.
- La Russie éternelle vous attire. Olessia est un livre-coffret. Entre ses pages, Kouprine a enfermé un peu de la beauté de la Polésie. Certains feuillets ouvrent sur des forêts enneigées, des arbres pris dans le givre, d’autres sur une nature éclatante que le printemps rend ivre d’amour. Au détour d’une phrase, un lièvre bondit avant de disparaître dans une forêt de mots. Un collier de perles rouges scintille dans le soleil… Peut-être que pendant son exil en France, Kouprine feuilletait Olessia, comme on parcourt distraitement un album de famille très aimé.
A l’ombre la neige se teintait de bleu, et de rose au soleil, je cédais peu à peu à l’enchantement de cette majestueuse et glaciale sérénité, je croyais sentir le temps passer devant moi à pas lents, silencieux…
.
Quand réalisme et conte se rencontrent
Dans Olessia le réalisme de Kouprine est omniprésent. En quelques traits rapides et sûrs, l’auteur esquisse l’image d’une communauté dure, repliée sur son ignorance, ses coutumes et ses croyances. Nul jugement, ni pathos, seulement des notes précises qui témoignent de l’immense intérêt de l’auteur pour la vie dans toutes ses manifestations, fussent-elles les moins attrayantes et séduisantes… Dans cette société, très scindée, on trouve en bas les moujiks, représentés par un Iarmola paresseux, prompt à s’enivrer, et qui -pour le plus grand malheur du narrateur !- lui demande un beau jour de lui apprendre à écrire. En haut de l’échelle sociale, l’ouriadnik, Evpsikhi Afrikanovitch aussi hypocrite que corrompu, et qui vend sa clémence contre un fusil et une botte de radis.
En contrepoint de ce monde fermé et gangrené, la forêt et le marais russe déploient leurs sortilèges et leur pureté. Dans cet espace préservé des scories du monde moderne, le narrateur va vivre « un conte naïf et délicieux », un amour limpide, sincère et joyeux qui constitue le cœur vivant de la nouvelle. Mais Ivan Timoféiévich ne croit pas aux contes… et le réalisme du premier et du dernier chapitres fonctionnent comme des garrots textuels menaçants.
Sorcière, es-tu là ?
Tout droit sorties d’une légende slave, Olessia et sa grand-mère incarnent des sorcières plus vraies que nature ! L’aïeule – Manouïlikha- ressemble à s’y méprendre à la plus célèbre des sorcières russes : Baba Yaga. Et sa maison sur pilotis est un clin d’œil explicite à la cabane montée sur pattes de poulet du conte russe. Reste qu’une sorcière peut en cacher une autre ! Olessia est aussi belle et attirante que sa grand-mère est laide et effrayante. Deux clichés si diamétralement opposés qu’ils semblent s’annuler l’un l’autre. Kouprine joue avec les stéréotypes pour mieux exprimer son scepticisme. Pour Ivan Timoféiévich -qui cite son Charcot- les soi-disant pouvoirs des deux femmes seront un jour rationnellement expliqués. L’affaire serait entendue si Olessia n’était convaincue d’appartenir à Satan et si sa croyance n’était unanimement partagée par les paysans… De l’obscurantisme ne peut naître que le drame…
Cet aveuglement collectif cache en réalité la lutte éternelle que se livrent tradition et modernité. Toute l’intelligence d’Olessia et de sa grand-mère, leur science balbutiante acquise à force d’observations (et qu’elles appellent sorcellerie), leur farouche indépendance et leur liberté sexuelle heurtent les habitants de Pérébrod dont les esprits lents et conventionnels craignent et détestent toute forme de changement et d’évolution. Circonstance aggravante, les deux femmes sont des étrangères… Elles représentent l’AUTRE par excellence dont la différence est vécue par le groupe comme une menace. En ce sens, Olessia et sa grand-mère sont des sorcières, des êtres de liberté, que leur foncière altérité désigne comme des boucs émissaires parfaits.
Sous le charme
L’arrivée du narrateur va briser le fragile équilibre qui existe entre les deux groupes, aviver les tensions et réveiller l’animosité des villageois. Lui, l’homme de la capitale, représentant de l’humanité éclairée, prend ouvertement partie pour les deux femmes en tombant… amoureux d’Olessia dont la curiosité et « [l’]ardente imagination primitive » le charment. Cet amour qui balaie les différences sociales et qui chante la pureté de la passion charnelle (un postulat plutôt audacieux en cette fin de XIXème siècle guindé… !), illumine la nouvelle. Olessia annonce L’amant de Lady Chatterley… Reste que les mots de Kouprine suggèrent alors que ceux de Lawrence sont autant de vêtements jetés sur la page blanche pour mieux dire l’urgence du désir. Et sous la plume des deux auteurs, l’amour se fait pulsion de vie, il naît au fond des sylves vertes, se cristallise au fil des saisons, devient cette sève ardente qui parcourt la nature, les corps et les esprits inquiets avant d’atteindre la plénitude opulente et apaisante de l’été. Olessia est celle qui réconcilie le narrateur avec la nature, transforme cet homme aux semelles de vent en un être sédentaire, en un « dieu païen ».
Tel un dieu païen ou un jeune animal vigoureux, je savourais la lumière, la chaleur, la joie de vivre, la saine, la paisible volupté.
Parce qu’au fond, la sorcière est aussi « dryade » et personnification de la Russie. Sa beauté est celle de la terre slave, inoubliable, sauvage et inégalée. Celle que Kouprine était incapable d’oublier pendant son long exil français… Cette nouvelle était-elle prémonitoire ? Dans ses cauchemars, le narrateur est hanté par l’image d’un cercle sinistre et menaçant qui se matérialisera très concrètement à la fin du récit. La société emprisonne ou expulse ceux qui refusent de se plier à ses règles et qui souhaitent vivre autrement…
Olessia, la jeune sorcière – Alexandre Kouprine – Date d’édition : première édition russe 1898 / première édition française 1925 (Editions du Sagittaire) – Mes éditions : GINKGO éditeur (15 janvier 1921) 102 pages – Editions du Sagittaire, collection “Les Cahiers Nouveaux” (1925 – Exemplaire N°886) 204 pages