Les Papiers de Jeffrey Aspern (H. James)

Songe posé au bord de l’Adriatique, Venise se vit et s’écrit en reflets changeants. On ne quitte jamais tout à fait Venise… Ses palais et ses patios, ses canaux et ses campi dérivent dans l’espace et dans le temps… Son déclin est trompeur, son sommeil évanescent. Venise s’abîme moins dans les eaux que dans cette autre Venise que reflète sa lagune, dans cet espace inversé où son âme s’immerge pour mieux se révéler.

Cet esprit qui plane sur les eaux se plaît à visiter les encriers… En 1888, Henry James séjourne au palazzo Barbaro-Curtis, tout près du pont de l’Académie, et met la dernière main aux Papiers de Jeffrey Aspern. Une longue nouvelle psychologique qui tient le lecteur sous son enchantement et dont il est difficile de se déprendre tant on y retrouve la Venise éternelle, toute de lumière dorée, de palais solitaires, de canaux assoupis et de jardins abandonnés.

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Triangle « calamiteux »

Ce fond lumineux contraste avec la noirceur, la complexité et l’âpreté des personnages mis en scène. Plumitif et critique fan(atique), le narrateur force avec impudence les portes du palazzo délabré et solitaire des demoiselles Bordereau. Dans les profondeurs de cette antique demeure, sommeillent les lettres ( ?), les manuscrits ( ?) du grand écrivain Jeffrey Aspern dont le héros est bien décidé à s’emparer quitte à faire la cour à la moins défraîchie de ces dames !

Reste que l’aventurier est fat et hypocrite, que la muse de Jeffrey Aspern s’est transformée en (à moins qu’elle n’ait toujours été ?) un dragon âpre au gain, bien décidé à défendre/vendre ( ?) chèrement son trésor tandis que sa nièce/fille cachée ( ?) vieillissante est aussi attachante qu’énervante.

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« Je demandai à miss Tina si sa vieille parente était sérieusement malade ; elle répondit qu’elle était seulement très fatiguée -elle avait vécu si longtemps ! Elle le disait elle-même : elle avait vécu si extraordinairement longtemps, elle voudrait bien mourir, rien que pour changer. »


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Trafic de reliques littéraires et malheurs de la critique

En apparence tout droit sortie d’un roman de Jeffrey Aspern, l’intrigue se transforme rapidement en une commedia dell’arte grinçante et douce-amère. Tant il est vrai que la fiction résiste rarement à l’épreuve de la réalité ! Dans la solitude du palais aux chambres vides qui résonnent de l’écho diffus des oeuvres d’Aspern, les trois protagonistes se livrent à un pas de danse complexe tout d’hypocrisie, de violence refoulée et d’intérêts divergents.

Tout passe par le regard dans cette nouvelle où chacun s’aveugle sur ses motivations profondes…. Le narrateur aurait dû se méfier ! Julianna Bordereau, aux yeux incomparables et célébrés par Jeffrey Aspern, ne se sépare jamais d’une visière opaque. Car contempler en face les secrets de la création artistique revient à croiser le regard de la méduse…. et à se condamner.

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Car chez Henry James, il existe une malédiction des pharaons ou plutôt des écrivaillons 😊 ! Les critiques voyeuristes ne se livrent qu’à leurs risques et périls à des fouilles archéologiques qui s’avèrent vite redoutables pour leur estime d’eux-mêmes. Sous le regard imperturbable et énigmatique du fantôme de Jeffrey Aspern, le narrateur apprendra à ses dépens ce qu’il en coûte de troubler le sommeil des pharaons !

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Henry James, mode d’emploi

Tout aussi caustique que profond et dramatique, ce récit, qui se referme sur des secrets à demi dévoilés, occupe une place particulière dans l’œuvre de James. Rédigé au mitan de sa carrière de nouvelliste (qui ne comprend pas moins de 112 nouvelles), il est riche des thématiques favorites de l’auteur : rapport entre la fiction et la réalité, rencontre de l’Europe et de l’Amérique, présence fantomatique, réflexion sur la place de la femme, thématique de la mort, mystère impossible à percer… et résume tout l’univers jamesien. En anglais « Aspern » n’est-il pas l’anagramme de « papers » ? Et si le véritable secret de la nouvelle était moins celui de Jeffrey Aspern que celui d’Henry James ?

Anecdote

Les voleurs littéraires existent ! A Florence, Henry Jame avait appris que Claire Clermont, maîtresse de Byron (de qui elle aura une fille : Allegra) et demi-soeur de Mary Shelley (maman de Frankenstein et seconde épouse du poète Shelley) avait été victime d’un critique américain. Ce « locataire » indélicat s’était introduit chez elle pour s’emparer de lettres de Shelley et Byron. Magnifiée par James, cette mésaventure a servi de trame au Papiers de Jeffrey Aspern. Au fond, James est peut-être le véritable « voleur » de l’histoire 🙂 !

Les Papiers de Jeffrey Aspern – Henry James – Le Livre de Poche (22 mars 2006) (Réédition d’octobre 2022 pour mon édition) – 192 pages

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