Kerfol (E. Wharton)
Les fantômes naissent dans les livres ! Les draps blancs entraperçus au détour des corridors ne sont que l’éclat fugitif d’une page tournée…
En 1 871, Edith Wharton a 9 ans. Atteinte d’une fièvre typhoïde, la petite fille erre aux confins de la vie et de la mort… Sauvée in extremis par un changement de traitement, elle fait une brusque rechute due… à la lecture d’un livre de voleurs et de fantômes. L’au-delà est revenu chercher Edith en empruntant le blanc passage des pages blanches.
“Non, elle ne saurait jamais ce qui lui était arrivé -personne ne le saurait. Mais la maison savait ; la bibliothèque où elle passait de longues soirées solitaires savait. C’était là que la dernière scène s’était déroulée […].” (Nouvelle : “Plus tard”)
Incendies littéraires
L’écrivain en devenir finira par se rétablir mais pendant de nombreuses années une angoisse diffuse la poursuivra. Les portes fermées qui ne s’ouvrent pas assez vite la terroriseront ainsi que tous les ouvrages gothiques et fantastiques tapis sur les étagères de sa bibliothèque. Derrière elle, Edith sent une “sombre menace mystérieuse” qui la pourchasse inlassablement…
Pour empêcher ce déferlement de forces obscures, la toute jeune femme se livrera (un comble pour un écrivain !) à des autodafés de romans fantastiques comme on fait sauter les ponts pour empêcher l’ennemi d’arriver jusqu’à vous et de troubler vos nuits et votre vie.
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ANECDOTE
Ils sont tous deux Américains, tous deux amoureux de l’Europe et ont attrapé, dans leur petite enfance, la typhoïde. Edith Wharton (24 janvier 1862 – 11 août 1937) et Henry James (15 avril 1843 – 28 février 1916) étaient faits pour se rencontrer ! Pour les deux écrivains, la typhoïde sera une épreuve révélatrice et un véritable tournant. Fièvre, angoisse, longue convalescence leur permettront de pénétrer dans une autre dimension et de se réinventer :
“Je retrouve souvent cette curieuse impression que quelque chose venait de débuter qui aurait plus d’importance que tout ce qui avait pu précéder.” (H. James)
“Cette maladie forma la ligne de partage entre ma petite enfance et l’étape suivante. Elle effaça -autant que je m’en souvienne- les scrupules moraux torturants qui avaient jusqu’alors assombri ma vie, mais me laissa en proie à une timidité physique intense et irrationnelle.” (E. Wharton – La Vie et Moi)
On peut se demander si leurs récits fantastiques ne sont pas autant de séquelles littéraires de ces semaines fiévreuses où les deux enfants -à l’image des petits héros du Tour d’Ecrou- ont erré aux confins de la vie et de la mort. Les écrivains ne guérissent jamais de rien, ils magnifient juste leurs blessures…
Portrait d’Edith Jones par Edward Harrison May (1870). Edith a alors 8 ans.
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PV romanesque, payable en 11 échéances
Ces autodafés nocturnes demandaient réparation ! Edith s’est acquittée de son amende en mots sonnants, trébuchants et… angoissants. Ses 11 nouvelles fantastiques sont autant de réécritures de grands thèmes classiques ou gothiques, rédigés à l’encre de ses cauchemars enfantins.
Dans ces courts récits, on croise les habituels (et moins habituels) fantômes, vampires, sorcières ou doppelgängers. Mais ce petit monde fantastique est passé à l’électricité et est singulièrement empêtré dans des imbroglios financiers (“Après coup” et “Le Triomphe de la Nuit”). On s’occupe comme on peut dans l’éternité ! Une touche de modernité bienvenue qui fait sans doute écho aux préoccupations financières du milieu aisé qu’Edith fréquentait.
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Ce petit fantôme invisible…
Classiques, ces nouvelles tirent leur charme d’une sensibilité très personnelle tant il est vrai qu’elles sont littéralement hantées par un motif discret mais récurrent. Dans les “Ghosts stories”, les seuils, livres, lettres et journaux ouvrent sur des dimensions inquiétantes. La peur chez Edith Wharton est étroitement liée au franchissement et à la disparition…
Car, au fond, le fantôme que personne ne voit mais qui hante pourtant ces 11 nouvelles fantastiques est une petite fille de 9 ans souffrante, effrayée et angoissée se débattant, toute seule dans des draps blancs, froids, et essayant désespérément d’échapper à la mort. Comme les manoirs, certains livres sont hantés : leurs fantômes veulent juste être vus -ou plutôt lus-. Avis aux lecteurs-mediums : vous êtes les bienvenus !
Au sujet des éditions : voir les considérations figurant dans l’encart ci-dessous.
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A chaque lecteur, son édition !
Kerfol et autres histoires de fantômes – Edith Wharton – Le Livre de Poche Classiques (2011) – Edition et traduction de Jean-Pierre Naugrette – 256 pages
Les plus
- Une présentation détaillée et éclairante de Jean-Pierre Naugrette.
- La reproduction du fragment autobiographique dans lequel Edith Wharton évoque l’épisode traumatique de sa fièvre typhoïde mais qu’elle jugera ensuite sans doute trop intime pour le publier.
Le moins
Seules 5 des 11 nouvelles publiées dans les Ghost stories (New York – Appleton-Century – 1937) figurent dans Les Classiques de Poche. Il s’agit donc d’une édition lacunaire, idéale pour une première découverte des textes fantastiques de l’auteur mais qui laissera les inconditionnel(le)s d’Edith Wharton quelque peu frustré(e)s d’autant plus que le choix des nouvelles semble quelque peu aléatoire…
Le triomphe de la nuit (Volume 1) – Grain de grenade (Volume 2) – Edith Wharton – Editions Joëlle Losfeld (2001) – 184 pages et 203 pages
Les plus
- Ces deux tomes regroupent l’intégrale des nouvelles fantastiques d’Edith Wharton. Parcourir ces 11 récits revient à explorer toutes les pièces d’un manoir hanté. Au terme de sa visite, le lecteur a une meilleure vision d’ensemble. Les thématiques et motifs récurrents sortent de l’ombre et tels des fantômes en mal de compagnie se manifestent 🙂
- Le volume 1 reproduit la préface qu’Edith Wharton avait rédigé pour ses Ghost Stories tandis que le volume 2 commence par le fragment autobiographique consacré au terrible épisode de la typhoïde.
Le moins
Aucun appareillage critique n’est proposé (repère biographique, notes, bibliographie…). La lectrice ou le lecteur qui a la chance de rencontrer pour la première fois cette grande Dame des lettre américaines, en sera réduit(e) à faire des recherches en ligne.