Les enfants du fleuve (Wingate)
UN ROMAN TEMOIGNAGE – Attention ! Excès de vitesse assuré. Avec Les enfants du fleuve, vous allez perdre des points sur votre permis de lire (moi, après ces 500 pages, il ne doit plus m’en rester que deux 😊) ! Moins à cause d’un éventuel intérêt littéraire que de l’histoire en elle-même qui s’inspire largement de faits réels. De 1924 à 1950, Georgia Tann, alors à la tête de la Tennessee Children’s Home Society, a enlevé plus de 5 000 enfants. Un commerce lucratif qui lui a rapporté 1 million de dollars. Maltraités, parfois victimes de violences sexuelles, certains enfants n’ont pas survécu.
Les plus chanceux ont été « vendus » à des familles aimantes. Bref ! Il faut le lire pour le croire. Qu’un tel trafic d’enfants ait pu être organisé aux Etats-Unis laisse songeur… d’autant plus que Georgia Tann, atteinte d’un cancer de l’utérus, s’est éteinte avant d’être condamnée et n’a donc jamais été jugée. Merci à Lisa Wingate pour ce roman de la « dénonciation » d’où l’on ne ressort pas tout à fait indemne.
A PROPOS DE L’HISTOIRE – Vous aimez naviguer ? Sur le Mississippi mais aussi dans les bas-fonds de l’âme humaine ? Bienvenue à bord de l’Arcadie ! Sur ce bateau, qui est la métaphore même de l’enfance et de la liberté mais aussi du paradis perdu, Rill/May, 12 ans, et ses 4 petites frères et sœurs attendent le retour de leurs parents partis, par une nuit d’orage de 1939, à l’hôpital de Memphis. Queenie et Briny ne reviendront pas à temps… Enlevés par la Société des Foyers d’Accueil du Tennessee, leurs 5 enfants seront maltraités, enfermés dans un foyer d’accueil sordide avant d’être proposés comme de vulgaires marchandises à l’adoption. 78 ans plus tard, Avery Stafford, brillante avocate et fille de sénateur, rencontre Rill/May dans une maison de retraite. La vieille dame la « reconnaît » et l’appelle Fern. Cette rencontre sera le début d’une enquête identitaire tout à la fois douloureuse et salutaire.
Lira ou lira pas ?
Ce livre est pour vous si :
- vous êtes fan de témoignages et d’histoires inspirées de faits réels,
- vous êtes accroc au Sud des Etats-Unis,
- vous aimez les secrets de famille,
- vous recherchez une lecture « loisir » bien qu’instructive,
« Mon histoire débute lors d’une nuit d’août caniculaire, en un lieu où mon regard ne se posera jamais. La pièce ne prend vie que dans mon imagination. »
Un hymne au sud des Etats-Unis
En contrepoint à la noirceur de l’histoire de Rill/May et de ses frères et sœurs, le roman chante par petites touches éparses la beauté du Sud et plus particulièrement du Mississippi, un fleuve dangereux mais synonyme de liberté. Envol de pélicans, matin de brumes, chant écarlate du cardinal, échappées imaginaires dans le monde de Huckleberry Finn, musique des bateaux-théâtres : le Sud est un personnage à part entière. Mais si Rill/May souhaite désespérément retourner au fleuve, rien ne pourra jamais être comme avant… L’enfance s’est enfuie… Et le fleuve devient le lieu de tous les naufrages, nourricier mais cruel, tout comme le Sud, malgré toute sa beauté, est aussi le lieu de l’Apartheid, du trafic des enfants et 78 ans plus tard… d’un énorme scandale autour des maisons de retraite où des personnes âgées sont laissées sans soin. Un parallèle suggéré par la construction du roman qui consacre en alternance un chapitre à Avery et un autre à Rill/May. On peut juste regretter que Lisa Wingate n’ait pas davantage exploité ce parallèle, ce qui aurait sans doute permis d’apporter plus de profondeur à la partie « contemporaine » du roman.
Une réflexion sur la mémoire et la fin de vie
Une autre interrogation, non résolue, est posée à plusieurs reprises dans Les enfants du fleuve : que faire lorsqu’une personne âgée devient dépendante, lorsque nous sommes « confrontés à un problème complexe pour lequel il n’existe aucune réponse simple » ? Judy, la grand-mère très aimée d’Avery présente des absences. En un très beau mouvement tout à la fois inverse et parallèle, Avery essaie de faire la lumière sur le passé de Judy, alors que la vieille dame commence à oublier, à mélanger les époques, les noms et les êtres. En ce sens, on peut considérer la quête d’Avery comme une quête d’amour. Et la structure faisant alterner passé/présent prend alors tout son intérêt. L’histoire familiale retrouvée permettra aux deux femmes de toucher à l’authenticité. Le passé solutionnera le présent.
ANECDOTE
De nombreuses personnalités, des stars d’Hollywood (Joan Crawford, Lana Turner, Mary Pickford) mais aussi des écrivains (Pearl Buck) ont adopté des enfants issus des foyers de Georgia Tann. Les frais d’adoption étaient faramineux. On rapporte que certaines familles auraient déboursé jusqu’à 100 000 dollars.
Les enfants du fleuve – Lisa Wingate – Date d’édition : Etats-Unis 2017/France 2018 – Mon édition : Pocket (4 avril 2019) – 552 pages