Abandonner un chat (H. Murakami)

On connaissait le chat de Schrödinger, il faut désormais compter avec le chat de Murakami ! Le premier était enfermé dans une boîte, le second est coincé tout en haut d’un pin. Tous deux sont invisibles… A la question, « Le chat est-il vivant ? », la réponse est dans les deux cas identique, « Le chat est mort et vivant. »

Car Murakami est Murakami… Si ses romans sont déroutants, les Souvenirs de son père le sont tout autant . Au fond, le plus célèbre des écrivains japonais contemporains a tout simplement inventé la littérature quantique ! Toutes ses œuvres -qu’elles soient romanesques ou plus personnelles- reposent sur le paradoxe, la superposition d’états fondamentalement différents, la coexistence de l’univers réel et d’un « autre monde » régi par d’autres lois.

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Abandonner un chat… drôle de titre pour un recueil de souvenirs ! à moins que ce court recueil ne soit tout à la fois souvenirs et inventions véridiques. Car Murakami a choisi des « scènes parfaitement ordinaires de la vie » -mais oh combien signifiantes derrière leur apparente banalité- pour partir à la recherche d’un père qu’il ne comprenait pas et qui ne le comprenait pas.

Cette quête mémorielle toute de « si » et de « peut-être » le mène au bord d’un monde dans lequel… il n’existerait pas ! Parti sur les traces de son père, Murakami prend conscience du côté aléatoire de toute vie et… se perd lui-même. Son moi disparaît, s’efface :

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J’ignore à quel point ces souvenirs personnels peuvent intéresser les lecteurs. Mais je ne peux penser qu’en écrivant (et je n’ai jamais été à l’aise avec les théories abstraites), j’ai besoin de raviver ma mémoire, de reconsidérer le passé et de le transformer en phrases et en mots que l’on peut voir, que l’on peut lire à haute voix. Et plus j’écris, plus je me relis, plus je suis envahi par la sensation étrange de devenir transparent. Si je lève ma main en l’air, j’ai l’impression de voir à travers.

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Une menace qui ne peut être combattue que par l’histoire familiale, que par ces moments de grâce mais aussi ces fardeaux et traumatismes, lourds à porter, mais qui, comme le chat du début de l’ouvrage, refusent d’être abandonnés, oubliés, se rappellent sans cesse à vous et s’avèrent finalement salvateurs puisqu’ils fondent votre identité, la rendent inaltérable et conjurent le néant.

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Il s’agit d’un transfert d’héritage, et aussi d’un rituel. Peu importe à quel point la scène est atroce, suscitant l’envie de détourner les yeux, nous devons l’accepter comme faisant partie de nous-mêmes. Sinon, quel sens aurait l’histoire ?

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Reste que vous lisez du Murakami… Après le vertige de la non existence, de l’éventualité de n’avoir jamais existé, place au chat évoqué à la fin de l’ouvrage, bloqué tout en haut de son pin. Mort et vivant ? La vie est fragile, sans cesse menacée, la descente difficile. Nouveau vertige. Place à l’éventualité de ne plus exister… et d’exister… Bienvenue dans la littérature quantique !

Abandonner un chat – Souvenirs de mon père – Haruki Murakami – Première édition : Japon, magazine Bungeishunju, Tokyo (juin 2019)

Mon édition : Belfond/Illustrated édition (20 janvier 2022) – 81 pages

En bref et en images

Mais où est-il ? Ne cherchez pas ! Dans Abandonner un chat, le père de Murakami demeure une figure floue, esquissée de page en page, mais qui, une fois le livre achevé, conserve tous ses secrets et son ambiguïté. De lui, on sait qu’il aimait étudier, qu’il a participé à la guerre sino-chinoise puis 39-45, qu’il composait des haïkus que Murakami, petit poucet nippon parti sur la trace des kanjis paternels, n’a jamais retrouvés… Evoquer la figure de son père disparu renvoie Haruki Murakami à lui-même… Et de fait, les deux seules photos de l’ouvrage représentent l’auteur : enfant et adulte. Pudeur ? Refus d’exposer sa famille ? Révélation du véritable sujet du livre ? Reste les illustrations d’Emiliano Ponzi, frappantes dans leur simplicité et qui complètent admirablement le texte en disant toute la beauté des moments partagés ou la violence des traumatismes vécus. La sobriété du trait et des aplats de couleur permettent au lecteur de mieux s’approprier le message universel et existentiel du livre.

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