Le chant des plaines (K. Haruf)
CES PAGES QUE VOUS NE LIREZ PAS – Les romans de Kent Haruf naissent du silence. Entre les pages imprimées, on parcourt des phrases non écrites, des souffrances sans mots, des tristesses tues, des élans réfrénés, des amours silencieuses… Le Chant des plaines ne fait pas 448 pages mais 896 pages. Ne cherchez pas ces feuillets supplémentaires. Ils sont glissés dans les marges, cachés entre les lignes, dissimulés dans les blancs et les silences. On ne les lit pas avec les yeux mais avec le cœur. Tout est ténu, inaudible chez Kent Haruf. Mais ces pages fantômes hantent longtemps le lecteur. Elles donnent au Chant des plaines sa tonalité unique. Toutes ces souffrances inexprimées, ces éclairs de tendresse, ces courages modestes et sereins nous touchent en plein cœur. Kent Haruf écrit à même nos âmes où, une fois le livre refermé, l’histoire se déploie. On peut oublier un livre pas sa mélodie.
.
A PROPOS DE L’HISTOIRE – Holt. Petite ville perdue au fin fond des plaines du Colorado. Oubliée contre le ciel immense des Etats-Unis. Alors que l’automne puis l’hiver se referment sur ses rues désertes, son lycée, son château d’eau, ses corrals et ses éoliennes, des vies se croisent, se heurtent, se perdent, se consolent et se mêlent. Ici, le temps est comme suspendu, figé dans la glace des souffrances inexprimées et des émotions contenues. Un soir, une toute jeune fille, enceinte de 2 mois, trouve la porte de la maison maternelle définitivement close ; tandis qu’à l’autre bout de la ville, un père de famille, abandonné par sa femme dépressive, fait de son mieux pour veiller sur ses deux petits garçons. Plus loin, dans les plaines sableuses, traversées par la plainte d’un coyote solitaire, deux vieux frères célibataires veillent sur leurs génisses. Le chant des plaines peut s’élever. Lisez et surtout écoutez.
Lira ou lira pas ?
Ce livre est pour vous si :
- vivre pendant 448 pages au cœur de l’Amérique profonde ne vous effraie pas. Ici pas de buldings, de grandes villas hollywoodiennes, de taxis jaunes ou de South Beach. Vous ne trouverez que de la poussière, des corrals, des drugstore et beaucoup d’authenticité.
- vous avez envie de découvrir le livre qui a lancé, en 1999, la carrière d’écrivain de Kent Haruf (1943 – 2014) et lui a apporté une célébrité internationale.
- vous êtes à la recherche de romans possédant leur propre tonalité. L’écriture de Kent Haruf est une « mélodie simple et sans ornements », si dépouillée qu’elle touche à l’essentiel.
Pourquoi ils ne se sont jamais mariés ? Et n’ont pas eu une famille comme tout le monde ? […] Je crois qu’ils ne voulaient pas se quitter.
.
Solitudes concentriques
Obsédante, la solitude imprègne toutes les pages du Chant des plaines. Elle en constitue la ligne mélodique principale reprise et déclinée à l’infini. Elle est présente, presque palpable, dans les immenses plaines assoiffées du Colorado, dans la gare de Holt, où les trains ne s’arrêtent que le temps de déposer des piles de Denver News… Les rails deviennent le symbole même de cette ville endormie où personne ne vient, dont personne ne part et qui abrite des vies oubliées. Ici, les êtres errent sans attache. Les mères abandonnent leurs enfants, les femmes leurs maris, les amants leurs amantes. La perte est partout : perte des êtres chers, perte de l’enfance, pertes des illusions…
L’amour… tout simplement
Mais dans cette Amérique désenchantée qui dit toute la difficulté de vivre, les personnages luttent à hauteur d’homme et remportent de petites victoires quotidiennes. Un pas après l’autre, ils avancent sur la route d’un bonheur fragile. Un pas après l’autre, ils tendent la main à ceux qui errent, comme eux, au bord du chemin. Dans les romans de Kent Haruf « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. » (Jean Cocteau). Une serviette de bain rose toute neuve, des couvertures posées sur un lit où s’est endormie une toute jeune fille sont autant de preuves pudiques d’affection et de tendresse. S’inquiéter pour l’autre, c’est l’aimer. Et s’ouvrir à l’autre et accepter son aide, c’est être sauvé(e). « Ce pays n’est pas joli, mais il est beau. » disait Kent Haruf en évoquant le Colorado, ses livres sont à l’image de cet état qu’il a tant aimé : ils ne sont pas jolis, ils sont tout simplement beaux.
Anecdote
A chaque auteur ses rituels ! Kent Haruf écrivait dans un hangar préfabriqué érigé à l’arrière de sa demeure. Pour mieux s’immerger dans sa ville fictive de Holt, il posait un bonnet de laine sur ses yeux. Il rédigeait à l’aveugle… sans doute parce que Kent Haruf possédait l’oreille absolue. Comme un musicien, il cherchait inlassablement la note juste, l’accent sincère et il lui suffisait d’entendre le crépitement de sa machine à écrire manuelle pour trouver son propre rythme. Homère, Milton, Borges… : Kent Haruf s’inscrit sans le vouloir dans la grande tradition des auteurs aveugles mais qui voient tout !
Le chant des plaines – Kent Haruf – Dates d’édition : Etats-Unis 1999 – France Robert Laffont « Pavillons » 2001
Mon édition : Robert Laffont/Poche (1er septembre 2016) – 448 pages
La douceur de tes photos ! Si elles reflètent celle de ton livre, je comprends tes commentaires. J’ai eu beaucoup de plaisir à te lire et, encore une fois, beaucoup apprécié ton anecdote. Très belle chronique !