Le Soldat désaccordé (G. Marchand)

S’il te plaît, dessine-moi… un soldat désaccordé. On retrouve un peu du Petit Prince dans le dernier ouvrage de Gilles Marchand. Perdu au milieu d’une guerre qui le dépasse et (é)perdu d’amour pour une rose alsacienne, Emile Joplain sème des lettres et des poèmes aux quatre vents.

Parce qu’il ne parvient plus à quitter la guerre qui lui a pris sa main, quatre ans de sa vie et tout son bonheur, le narrateur se lance sur les traces de ce couple improbable, séparé par la guerre, les conventions sociales et l’arbitraire. On est en est 1925. L’enquête peut commencer.

« On avait beau faire semblant, on avait traversé l’enfer. Cette histoire d’amoureux disparu, ça me permettait de me retourner sur cette guerre avec l’espoir de trouver un peu de beau dans tout ce merdier. »

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« 14-18 pour les nuls »

De rendez-vous en rendez-vous manqués entre Emile et Lucie, entre le narrateur et ce couple séparé, l’histoire s’écrit et se déploie pour mieux aller à la rencontre… du lecteur. En 2008, le dernier poilu s’est éteint. Pour que le passé ne tombe pas dans l’obscurité et ne soit oublié, Gilles Marchand a inventé une autre forme de témoignage, un ouvrage qui oscille entre le conte et le roman, un Guerre et Paix, format XS dont la déflagration 3XL marque durablement le lecteur.

On lit au rythme d’une histoire d’amour qui « éclaire » dans tous les sens du terme l’une des plus sombres pages d’histoire du XXème siècle. A la lueur de cette passion impossible, on arpente les tranchées, on traverse l’enfer de Verdun, on se heurte à la culpabilité des survivants, on croise des médecins sadiques qui traitent aux électrochocs l’obusite, on compatit au sort des femmes obligées de retourner à la maison une fois la guerre terminée, on appréhende mieux la contribution des Canadiens et des Amérindiens…

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L’amour entre sauvetage et naufrage

Feu folle(t) ou folle amoureuse -mais au fond les deux termes sont synonymes- Lucie incarne l’amour absolu celui qui, à l’image de l’héroïne, hante les tranchées… parce que rien ne saurait décourager l’amour, qu’il est cet horizon d’espoir et de bonheur auquel on se raccroche et que les obus ne sauraient atteindre. Sa lumière s’oppose à l’obscurité de la guerre. Lucie « Fille de la lune » et Anna qui fait don au narrateur d’un réverbère, illuminent le roman d’une clarté ténue et fragile. Car, comme le souligne Anna, Hécate déesse lunaire grecque est également une déesse de l’ombre et « la lumière des lampadaires p[eut] mener à la folie »… Tant il est difficile, une fois la guerre finie, de renoncer à la lueur de la lune pour aller vers la clarté aveuglante de l’avenir et du soleil.

« On remettait nos havresacs qu’on remplissait d’histoires d’amour d’un peu tout le monde, ça resservirait toujours. L’amour, ça se partage bien, t’en prends un bout, il en reste autant à celui qui t’a raconté l’histoire. C’était facile d’être généreux. »

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Tranchées et littérature

Restent des mots. Ceux des survivants qui ont inspiré Gilles Marchand. Ceux des poilus qui ont écrit des millions de lettres, ceux d’Emile qu’il abandonne « au hasard des chemins », ceux du Feu de Barbusse dont des personnages se réincarnent dans l’œuvre de Gilles Marchand, ceux d’Apollinaire, d’Homère et d’Edmond Rostand dont les présences fantomatiques traversent le roman.

Ceux enfin du Soldat désaccordé qu’il faut lire pour ne pas oublier, pour réenchanter la vie et conjurer le passé. Parce qu’être du côté des mots, c’est être du côté de la vie, c’est être du côté du ceux qui, malgré tout, veulent encore y croire et continuer.

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Le Soldat désaccordé – Gilles Marchand – Première édition : Aux Forges de Vulcain (Août 2022) – 208 pages

Prix des Libraires 2023

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Citations

A l'heure de l'amour...<br>
A l’heure de l’amour…
« Son coeur s’arrêta, se serra et explosa détraquant au passage sa montre à gousset qu’il regarda avec étonnement. »
La magie du verbe
La magie du verbe

« Ҫa sert à ça, les histoires, à rendre la vie meilleure. On avait les pieds lourds, alors on s’interdisait d’avoir le coeur lourd. »
Un être vous manque...
Un être vous manque…
« Elle me manquait encore.
Elle était là mais elle me manquait parce qu’elle m’avait trop manqué. »
On a tous eu une histoire d’amour intense, forte, dévorante. Une qui a tout emporté sur son passage et qui ne s’est pas finie, ou qui n’a jamais eu lieu parce qu’elle n’était pas réciproque. Une qu’on n’a pas osé déclarer, une qu’on a gardé pour soi parce qu’on avait peur. Et même quand tout se passe bien, on a encore peur : que l’intensité s’en aille, que la passion se soumette comme un animal sauvage à qui on aurait appris à lever la patte.
Gilles Marchand
Naissance : 1976

Dans la bibliothèque

de Nanili

Idées Lectures
autour de la guerre 14-18

3 raisons de lire ces romans

Le Feu

1 – Il s’agit d’un témoignage ancré dans la réalité. L’auteur -bien que réformé- s’est porté volontaire et a connu les combats de première ligne.

2 – Le Feu a reçu le Prix Goncourt 2016 en même temps qu’un accueil contrasté : enthousiasme des compagnons d’armes de Barbusse mais incompréhension du grand public choqué par le réalisme l’oeuvre. L’auteur sera surnommé : « Le Zola des tranchées »…

3 – Certains personnages ont la bougeotte ! La Fille de la Lune et le Cocon du Feu, amoureux des mathématiques, semblent se réincarner dans Le Soldat désaccordé sous les traits de Lucie et de Raymond Davisse, l’homme des chiffres !

Les Croix de bois

1 – Il est des oeuvres qui volent la vedette à leur auteur et les condamnent à l’obscurité. De Roland Dorgelès, on ne se rappelle plus que Les Croix de Bois, un témoignage terrible, tendre et cocasse sur la vie des Poilus. Comme Barbusse, Dorgelès avait combattu dans l’Infanterie pendant la Grande Guerre.

2 – Ce roman a reçu, en 1919, le Prix Femina et faisait partie des finalistes du Prix Goncourt qui a finalement été remporté par… Proust et son A l’ombre des jeunes filles en fleurs.

3 – Des notes prises sur le vif et des lettres adressées à sa mère ainsi qu’à sa maîtresse Mado (Madeleine Borgeaud) ont servi de substrat à Dorgelès. En 1932, le roman sera adapté au cinéma par Raymond Bernard qui tournera avec de vrais poilus et sur les lieux mêmes des combats. Il faudra même interrompre à plusieurs reprises le tournage, l’équipe découvrant régulièrement des corps et des obus. Roman et film demeurent des témoignages importants et possèdent une portée documentaire incontestée.
Bande annonce du film ; ici !

Le Chemin des âmes

1 – Si les Barbusse, Dorgelès ou Erich Maria Remarque ne peuvent plus prendre la plume, ils ont passé le relais à d’autres écrivains tels Gilles Marchand ou encore Joseph Boyden (1966) dont le premier livre Le Chemin des âmes retrace l’itinéraire de deux Amérindiens égarés dans les tranchées.

2 – On ne sort pas indemne de ce roman magistral qui revient sur un aspect méconnu de la Grande Guerre : l’engagement volontaire de certains Amérindiens. Brièvement évoqué par Gilles Marchand à travers le personnage de Tadi l’Indien, cette thématique est le sujet même du Chemin des âmes qui suit le parcours de Xavier et Elijah, projetés dans l’horreur de la der des der.

3 – Avoir ou ne pas avoir du sang améridien : telle est la question ! Joseph Boyden qui revendique des ascendances écossaise, irlandaise et amérindienne s’est trouvé, en 2016, au coeur d’une polémique. Le journaliste Jorge Barrera l’a accusé de ne pas avoir une goutte de sang nipmuck et ojibwé. Réponse du principal intéressé : « J’ai toujours été très clair sur le fait qu’une petite partie de moi est autochtone, mais que c’est une grande part de qui je suis. » Mensonge ou vérité ? Peu importe. On demande juste aux écrivains de mentir avec talent et honnêteté 🙂 !

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